Quand l’art contemporain puise dans l’âge baroque

Texte: Irène Languin
La tribune de Genève,  28 février 2023
https://www.tdg.ch/quand-la-creation-contemporaine-puise-dans-lage-baroque-444208416914

La galerie Gowen présente plus de vingt jeunes créateurs empruntant à la tradition picturale du XVIIIe siècle pour un accrochage très réussi.

S’inspirer des grands maîtres n’a rien de nouveau. La plupart des artistes se sont prêtés une fois ou l’autre à l’exercice, et ce à toutes les époques. Replonger dans les canons de l’histoire de l’art n’est cependant pas la caractéristique essentielle de la création contemporaine, qui prend souvent délibérément la tradition esthétique à contre-pied. Or, depuis quelques années, de plus en plus de jeunes talents reviennent à ce legs pictural – et à la figuration en général, comme on a pu le constater dans les récentes éditions d’Artgenève.
Forte de ce constat, la galeriste genevoise Laura Gowen s’est attelée, depuis deux ans, à réunir plus d’une vingtaine de peintres dont le langage visuel revisite des thèmes, genres et représentations propres au XVIIIe siècle. «Beaucoup de jeunes artistes se réfèrent, consciemment ou non, à notre héritage occidental, explique-telle. De la Renaissance au néosurréalisme, les références sont quasi illimitées! C’est pour cette raison que ce premier volet se concentre sur une seule époque.» Organisée en collaboration avec la conseillère en art new-yorkaise Rachel Cole, l’exposition «Revival I» présente des oeuvres de créateurs originaires des quatre coins du monde et qui, pour la plupart, ont vu le jour dans les années 80 et 90.

Idéal de beauté

Si certaines pièces renvoient de façon très précise à un peintre ou un sujet, d’autres se contentent de clins d’oeil plus laconiques, parfois pleins d’humour et d’effronterie. La Polonaise Ewa Juszkiewicz réalise des portraits de femmes d’une grande maîtrise technique mais fort incongrus, où des coiffures très élaborées mangent tout le visage; une façon de questionner l’idéal de beauté des femmes tel qu’il s’exprimait sous les pinceaux d’il y a trois cents ans. Plus loin, Jake Wood- Evans reproduit une scène de chasse très britannique, en floutant la tête du protagoniste mâle, comme si la virilité, la force et le pouvoir avaient été rayés du tableau.
Née en 1985 au Liban et établie à Genève, Carine Bovey, dont on a vu chez la même Laura Gowen des oeuvres sexuellement assez explicites, a orné le plafond d’une peinture ronde évoquant les décors qui ouvrageaient les lambris dans les demeures rococo. Mais plutôt que d’y figurer une scène religieuse ou mythologique, l’artiste suisse y déploie les volutes organiques de chaînes ADN et de cellules souches aux couleurs acidulées très pop.
La salle du fond se consacre à des travaux flirtant avec le surréalisme. Plantes en arabesques et paysage naïf occupent les grandes compositions stylisées des Vaudois Sébastien Mettraux et Nicolas Party – avec ses façons à la Magritte, ce dernier est, à 42 ans, l’un des artistes les plus cotés de la planète: en novembre 2022 à Hong Kong, l’une de ses toiles a trouvé acquéreur pour 6,7 millions de dollars. Née en Suède en 1991 et maniant le pastel, Sara Anstis joue plutôt la carte de la malice, en proposant une version de la tentation d’Ève aussi rigolote que rêveuse, où une jeune femme nue picore des pruneaux alors qu’une mystérieuse main sortie du bosquet lui gratouille l’orteil.

Esprit d’un temps passé

D’autres, comme Brice Guilbert et son spectaculaire volcan, partent sur la trace du Grand Tour et de l’essor d’un tourisme épris de panoramas romantiques et théâtraux, tandis que l’histoire et ses ombres occupent une bonne place sur les cimaises. L’Américaine Jesse Mockrin, notamment, réinterprète dans un diptyque d’où la violence et les visages sont absents le viol et le suicide de Lucrèce, scènes abondamment représentées dans la peinture, par Fragonard par exemple.
Constellant certaines cloisons de tableaux à la manière patchwork des musées de l’époque, Laura Gowen a visiblement pris du plaisir à mettre en scène cette rencontre entre la mémoire et l’ultracontemporain: «Je me suis éclatée, confirme-t-elle. Aussi bien du point de vue formel que du fond.» Au bénéfice d’un savoir-faire irréprochable, ces artistes ont su capturer l’esprit d’un temps passé pour l’incarner dans des enjeux actuels, faisant de «Revival I» un délice pour l’oeil et l’esprit. Affaire à suivre, puisqu’un prochain chapitre devrait se vouer à la Renaissance.

«Revival I» Jusqu’au 29 avril
à la galerie Gowen, 23, Grand-Rue.
Ma-ve 10 h-18 h 30, sa 11 h-17 h