Quand les corps disent les maux de l’âme

Article paru dans La Tribune de Genève, mardi 4 Février 2020 À 17:33
texte: Irène Languin
https://m.tdg.ch/articles/26026076

Art contemporain Gowen Contemporary montre plusieurs artistes qui usent de la représentation physique pour évoquer l’identité.

Elle a ôté ses chaussures pour s’offrir un moment de détente sur le canapé. La somptuosité des étoffes de sa robe très XIXe siècle viennent contredire le tissu élimé du meuble ainsi que la couleur de sa peau: à cette époque aux États-Unis, les personnes noires n’avaient que rarement le loisir de paresser, puisque la plupart d’entre elles étaient réduites à l’esclavage. Cette «Saffronia», tirée de la série photographique «Intimate Justice» de l’Américaine Ayana V.Jackson, constitue l’une des pièces maîtresses de l’exposition «Corps ou âme» proposée par Gowen Contemporary jusqu’au 22 février.

L’accrochage regroupe plusieurs artistes mettant en scène leur propre représentation physique ou celle des autres pour questionner une histoire ou une culture. Le travail d’Ayana V.Jackson fonctionne comme pivot central du propos. «Cette sociologue de formation a grandi dans la fierté de son identité afro-américaine, explique Laura Gowen, directrice de la galerie. Cette dignité, elle ne l’a pas retrouvée à l’extérieur de sa famille.»

Stéréotypes de race et de genre

En effet, les portraits de ses ancêtres, bourgeois, libres et bien mis, ne correspondent nullement à la vision occidentale des corps noirs au cours du XIXe et au début du XXe siècle, où dominent le paupérisme et la curiosité ethnographique du colon. Ayana entreprend donc de se mettre en scène sur la base d’images d’archives, réalisant des autoportraits photographiques saisissants de beauté, où elle endosse tour à tour le rôle de l’esclave ou de la femme libre. Traversées par des lumières à la Vermeer ou des évocations d’Ingres, ces œuvres militantes questionnent le rôle de la photographie et des beaux-arts dans la construction des stéréotypes de race et de genre.

Ainsi, «Saffronia» vole un moment de justice en posant comme une dame blanche – à noter que ce prénom apparaît dans une chanson composée par Nina Simone en 1966, «Four Women», où figurent quatre archétypes de la femme afro-américaine. Immortalisée à moitié nue et de dos, l’artiste rend hommage, dans «Anarcha», à l’esclave du même nom qui fut opérée plus de 30 fois sans anesthésie par le DrJames Marion Sims pour des fistules causées par un accouchement compliqué. Ce médecin est considéré comme le père de la gynécologie moderne.

C’est dans le rapport du corps au temps et au mouvement que s’inscrit la réflexion photographique de Claude Cortinovis, alors que la jeune Carine Bovey s’attache à érotiser certaines parties de son corps en les peignant de tout près, jouant avec les codes de la séduction et de la publicité. Toutefois, le travail très militant d’Ayana V.Jackson trouve son écho le plus poignant dans un cliché en noir et blanc pris par le reporter britannique Don McCullin en 1968. Cette image mondialement connue montre un soldat américain durant la guerre du Vietnam. Les deux mains crispées sur son fusil, l’homme n’est manifestement pas blessé mais son regard absolument vide, pétrifié par l’horreur, dit les dégâts irréversibles que la guerre a infligés à son âme. Irène Languin


Corps ou âme
Jusqu’au 22 fév,
4 rue Jean-Calvin,
du mardi au vendredi de 10h à 18h30, et le samedi de 11h30 à 17h,
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source: Tribune de Genève